Cancers chroniques : ce qui change pour les couples

Quand un cancer devient chronique, il n’est pas une relation de couple qui ne soit mise à rude épreuve. Les projets communs, le quotidien partagé, la répartition claire des rôles et des tâches, la vie amoureuse, et bien d’autres choses encore sont remises en question. Gérer ce lot de changements relève du défi pour les deux partenaires. Barbara Strehler, psycho-oncologue et psychothérapeute.

03 juin 2021
Cancers chroniques : ce qui change pour les couples

La plupart des couples doivent tout d’abord affronter un choc. Un diagnostic de cancer fait imaginer le pire. Cependant, les couples n’ont généralement pas une idée précise de ce qui les attend. Ce n’est qu’avec le temps qu’ils remarquent ce qui a fait irruption dans le quotidien partagé sans qu’ils s’y attendent. Le premier contact avec une chimiothérapie est une expérience qui marque beaucoup car on voit alors très concrètement à quel point la maladie peut perturber la routine quotidienne et les projets. Cependant, bien des couples réussissent dans un premier temps à mobiliser toute leur énergie vers un objectif : le retour à la normale une fois le traitement terminé. Le but est de retrouver la santé. Souvent, les couples ressortent encore plus soudés de l’épreuve. En général, le partenaire en bonne santé endosse tout naturellement le rôle de soutien solide et optimiste, ménage le partenaire malade et fait passer ses propres besoins au second plan. Sa devise est alors : « On va bien y arriver ! ».

Pour de nombreux couples, cependant, il s’agit de courir non pas un sprint, mais plutôt un marathon. Si les traitements disponibles de nos jours ont amélioré le pronostic pour de nombreux cancers, cela signifie concrètement que toujours plus de patients doivent se préparer psychologiquement à vivre avec un cancer chronique. Le couple doit alors se faire à l’idée que la maladie est « incurable ». Il doit de nouveau faire preuve d’une adaptation psychique énorme. Monsieur F. en a fait l’expérience après une récidive de son cancer de la prostate : « Ma femme et moi, nous ne parlons plus que maladie. Rien n’est plus comme avant : ni au travail, ni dans notre vie de famille ou notre sexualité. »
 

Ce qui change au niveau du couple

Le couple repose sur un système d’oppositions, les polarités. Par le jeu de « la proximité et de la distance » (polarité de l’attachement et de l’autonomie), de « l’affirmation de soi et de l’adaptation » (polarité des relations de pouvoir) et du « donnant-donnant » (polarité de l’échange affectif), chaque couple façonne à sa manière sa réalité quotidienne commune. 

À cet égard, les couples les plus heureux sont souvent ceux chez lesquels ces trois aspects sont équilibrés : du donnant-donnant équilibré des espaces de liberté personnelle au sein d’une relation stable, et un équilibre dynamique entre affirmation de soi et adaptation. Quel que soit le schéma vécu jusque-là, lorsqu’un cancer entre en phrase chronique, plus rien ne suit son « cours normal » : sous l’effet du stress considérable, l’équilibre d’antan se rompt au sein de la relation de couple. Cela peut à la fois comporter des risques et offrir des chances.
 

Il s’agit ici de l’équilibre entre le « je » et le « nous ». De combien d’espace de liberté chacun dispose-t-il au sein de la relation pour son épanouissement personnel ? Le couple est-il soudé ? L’attachement est-il fort ?

Les époux M., sans enfant, ont chacun des carrières professionnelles impressionnantes à leur actif, lorsqu’un cancer du côlon frappe sans crier gare Monsieur M. à l’âge de 55 ans. A l’époque, Monsieur et Madame M. attachent l’un comme l’autre beaucoup d’importance à leur indépendance. Il arrive que leurs amis en guise de plaisanterie, disent qu’ils vivent ensemble comme deux célibataires. Monsieur et Madame M. ne sont ni l’un ni l’autre vraiment comblés, ils déplorent parfois ce qui est advenu de leur amour, mais aucun conflit majeur ne les oppose, et aucun des deux n’a de relation extraconjugale. Dans un premier temps, la maladie ne semble être qu’un bref épisode. Mais vient une récidive et Monsieur M. ne peut plus exercer ses fonctions de directeur général d’une grande entreprise.

Dans le meilleur des cas, face à une maladie chronique, les partenaires redeviennent proches, développent une familiarité et font équipe contre la maladie. Madame M. décrit cette évolution : « Avant, nous étions toujours tellement absorbés par nos projets professionnels, souvent trop fatigués pour entreprendre quelque chose ensemble. Mais à mesure que la maladie progressait, nous nous sommes redécouverts en parlant beaucoup ensemble et nous avons réaffirmé notre amour mutuel. »
 

Qui prend les décisions ? Qui s’y plie ? Il est ici question de déterminer quel partenaire domine l’autre dans quels domaines. Sans porter de jugement de valeur, on peut dire qu’il s’agit de rapports de pouvoir. A cet égard aussi, un cancer qui devient chronique peut bouleverser le schéma existant ou le renforcer à tel point que le stress s’installe.

Dans la famille P., un couple avec deux enfants adultes, Monsieur P. s’est toujours beaucoup investi dans ses fonctions de directeur général d’une grande entreprise, mais a aussi régenté la vie familiale. Madame P. a joué le jeu. Mais lorsqu’après une deuxième récidive d’un carcinome de la prostate, il se retire de la vie active, il se met à exercer un contrôle et une emprise toujours plus forts sur la vie du foyer. Madame P. s’en plaint : « Depuis qu’il est à la maison en permanence, il m’empêche de respirer. »

Monsieur P. consulte un psycho-oncologue car il redoute que le traitement hormonal qui lui a été prescrit ne lui fasse perdre de sa virilité. Rien ne lui fait plus peur que les conséquences sur sa vie sexuelle. Les consultations ont un effet collatéral : il prend conscience qu’il a peur de la perte de contrôle et du chaos provoqués par la maladie et qu’il essaie de compenser en essayant de régir la vie familiale jusque dans le moindre détail. Ce n’est que lorsqu’il en prend conscience qu’il peut lâcher prise et céder des responsabilités à sa femme, ce qui a des effets positifs sur leur couple.
 

Qu’est-ce que chacun « investit » dans une relation et qu’en retire-t-il ? Madame K. a arrêté de travailler assez jeune pour se consacrer entièrement à sa famille et s’occuper de son mari et de ses enfants. Il lui arrive de dire de son mari, en plaisantant, qu’il est son troisième fils. Lorsqu’on lui diagnostique un cancer du sein et à plus forte raison lorsque des métastases osseuses se manifestent au bout de quelques mois, elle doit se rendre à l’évidence : « Maintenant, j’ai moi aussi des besoins ! ». Elle ne peut plus continuer ainsi.

Monsieur K, qui s’est concentré sur sa carrière jusqu’à la récidive de sa femme, voit dans la nouvelle situation de son épouse une chance pour lui de prendre soin de la famille à son tour. Jusqu’alors, sa femme semblait répondre plus vite et mieux aux besoins affectifs et pratiques de la famille. Il comprend que son tour est venu de donner de lui-même et de son temps à la famille et ne plus uniquement subvenir à ses besoins financiers. Cela a fait du bien au couple, de l’avis des deux partenaires. S’il avait refusé d’assumer le « rôle de celui qui donne », la relation aurait été mise à très rude épreuve.

Quand la maladie chronique s’installe durablement chez un partenaire, la stabilité homéostatique de la relation de couple est entièrement remise en question, ce qui engendre un stress considérable. Malgré les lourdes perturbations entraînées par un cancer chronique, certains couples rapportent que la qualité de leur relation s’est maintenue, voire s’est améliorée. Que faut-il faire pour cela ?
 

Continuer de communiquer

C’est précisément au moment où les partenaires devraient en fait se serrer les coudes, car il devient évident que la maladie n’est pas un simple épisode mais fait durablement partie de la vie à deux, que la maladie peut déchirer un couple. Elle fait l’effet d’une « tierce personne » qui se serait incrustée. Le risque se présente toujours quand le partenaire malade tait comment il va et comment il vit d’être devenu un malade chronique. Le risque se présente aussi lorsque le partenaire en bonne santé garde pour lui comment il vit la nouvelle situation, souvent de peur d’alourdir davantage la barque de l’autre. L’impact est double : quand on ne communique plus vraiment, on devient étranger l’un à l’autre. Il faut souvent du courage pour se faire part mutuellement de toutes ses peurs. Mais c’est en définitive la seule manière pour le couple de faire front contre la maladie chronique et de voir cette dernière comme un problème commun. Il faut faire preuve de courage et parfois aussi chercher de l’aide en dehors du couple (par exemple consulter un psycho-oncologue) quand, avec une maladie chronique, le sujet de la fin de vie et de la mort s’immisce dans la vie du couple. Un proche en dit : « Ma femme est atteinte d’un cancer du sein chronique, quand le “chronique” redeviendra-t-il “aigu” ? »

La maladie n’est pas un simple épisode mais fait durablement partie de la vie à deux

Témoigner reconnaissance et gratitude

Il y a une nouvelle répartition des rôles, parfois le partenaire en bonne santé devient le principal soutien de famille. On ne peut plus assumer les tâches comme avant. Certains besoins personnels doivent passer au second plan, il faut parfois même renoncer à les satisfaire. Le surmenage guette lorsque la chronicisation d’une maladie impose autant de changements. Des gestes et des paroles de reconnaissance et de gratitude servent-ils à quelque chose ? Oui, répondent les experts. Monsieur P. a remercié sa femme d’avoir passé de longues semaines à son chevet après son intervention chirurgicale lourde puis de l’avoir épaulé tout au long de sa rééducation, tout en sachant que plus rien ne serait comme avant. Cela a beaucoup ému Madame P. et lui a donné la force de continuer.
 

Bien planifier le temps à deux

Pour éviter que la relation ne tourne plus qu’autour de la maladie, des médicaments, des limitations et des adieux, les partenaires peuvent établir ensemble pour la semaine une liste de « rayons de soleil », de petits bonheurs à vivre à deux. Même lorsque la gravité de la maladie empêche peut-être de faire certaines activités, il y a toujours quelque chose d’agréable à faire, quand bien même dans une moindre mesure qu’avant la maladie. 

Se concentrer sur des activités qui font du bien et les planifier sciemment est bon pour le couple, mais aussi pour chacun des partenaires. Cela permet aux malades chroniques d’agir sur leurs états d’âme. Et les proches, qui sont souvent sujets à l’abandon de soi-même, peuvent contrer cette tendance s’ils suivent ce conseil d’experts : « Faites souvent des choses qui vous font du bien et intégrez-les à votre quotidien. Cela vous rend plus fort et vous préserve du burn-out. »

La maladie chronique d’un partenaire entraîne des changements majeurs qui bouleversent le couple en tant que système et peuvent le précipiter dans une crise profonde. Comme toute crise, elle peut changer la relation en mal ou en bien. Dans le meilleur des cas, un couple reste maître de cette période de sa vie qu’est la maladie chronique et continue à partager chaleur et affection.
 

Se concentrer sur des activités qui font du bien et les planifier sciemment est bon pour le couple